Naissance
A l’heure où Soleil et Lune se saluent, le flanc du pic se teinte d’une lueur rose orangée. Humaine, une silhouette s’approche du sommet. Nue, elle trébuche et s’écorche. Son corps blessé poursuit l’ascension sans regard en arrière. Parfois, elle s’arrête, examine ses blessures puis repart, un bref soupir plaintif aux lèvres. Sa marche se heurte aux contreforts d’un éboulis rocheux. Les blocs massifs ne laissent que peu d’espace aux efforts de l’être. A plusieurs reprises la forme manque de tomber dans une crevasse sans pour autant cesser de monter, toujours plus meurtrie. Entre deux rochers, une cheville se tord, et un cri bien vite étouffé roule le long de la montagne. La marche semble sans fin sous le regard indifférent des deux astres. Le ciel diffracte les derniers éclats du soleil et les pas se posent sur des pierres de pourpre. Sous les rocs, un ruisseau de sang coule et fume. La progression se ralentit encore alors que s’ouvre un espace plus libre. Dans une fontaine fumante, le sol projette une eau boueuse que le soir rougit. De là s’écoule un ruisselet hémorragique près auprès duquel la silhouette s’arrête. Une ouverture dans la montagne, telle une bouche aux dents de quartz, grimace au bord de la mare qu’elle reflète. L’humain reprend son chemin, contournant la mare. Une étroite corniche atteint la caverne. Un pas hésite et s’y engage. Le pied foulé lâche, le corps choit dans le liquide bouillant. C’est un corps à vif qui s’en extrait en gémissant. L’être rampe sur le sol de la géode, le quartz prend son dû de sang. Au fond, abandonné par la lumière solaire et non atteinte par celle de la Lune, repose maintenant la chair.
La chaire chair qui chut en tant qu’humain continue d’exister. Dans l’ombre laissée par le soleil, la Lune prend ses droits. La fontaine, du sang, devient nacre et le quartz s’érige en ivoire le plus pur. Alors que la respiration décroît entre les soupirs, le torse s’enfle subitement. Ce n’est plus un cri mais un hurlement, amplifié par la caverne, qui se rue au dehors et déferle sur les traces carmin laissées au dehors. Puis le silence accueille les rayons lunaires qui rampent de cristal en cristal. Au premier contact, le corps frisonne. De fines lignes d’argent se mettent à parcourir les muscles meurtris, parfois privés de peau. Les premières deviennent fibres tandis que d’autres poursuivent leur progression. C’est un cocon à forme humaine et aux arabesques complexes que la Lune baigne heure après heure. Aux premières faiblesses de celle-ci, le métal redevient végétal, l’enveloppe laisse place à un nid de fibres blanches. En son sein, c’est un corps indemne qui s’étire et se redresse. Mais, alors que la Lune se retire, l’être suit le lent mouvement. Chacun de ses pas génère son lot de mutations. Premier frisson, de fines aiguilles parsèment le corps qui se réveille avant de se replier à fleur de peau. Deuxième frisson, un duvet assombrit l’épiderme et croit en fourrure en tout lieu, à l’exception d’un duvet plus clair sur le torse. Blond au départ, le poil semble changer de couleur à chaque mouvement, à chaque changement de lumière. Du blond il passe au fauve, au brun, ou au noir. L’être s’ébroue et explore de ses doigts en train de s’allonger ce corps qui change. Ses ongles dépassent et s’épaississent, se replient en pointes arrondies, en semi-cônes d’obsidienne. La tête se rapproche du plafond tandis que chaque membre y va de sa croissance. Les jambes prennent une allure féline, ne reposant plus que sur la pointe du pied où se rétractent et sortent des griffes neuves, noires et luisantes. Déséquilibré, l’autrefois humain s’appuie contre la paroi. Dans son dos, des muscles supplémentaires courent sous la peau alors que sur ses omoplates deux bosses se forment et grossissent à vue d’œil. Une grimace révèle une mâchoire légèrement allongée aux canines doublées, en nombre pour le bas, en taille pour le haut. Un museau humide a remplacé le nez, exhalant un air aux vapeurs de chaleur. Un rugissement de soulagement et de douleur accompagne les ailes qui déchirent la chair de son dos. Des ailes membraneuses, recouvertes de minuscules écailles aux reflets d’huile. Nul sang sur la fourrure : la peau et les muscles ont enchâssés les nouveaux membres dans leur étreinte. Au sommet, presque à toucher le roc, les oreilles s’orientent vers l’extérieur de la caverne. Le dernier pas voit disparaître les lumières de la Lune au profit des premières pointes du Soleil. Jaillit une fine queue reptilienne qui brise dans un fouettement l’une des dents de quartz. A son extrémité une arabesque d’argent luit de liquide.
Dans le soleil naissant, la manticore déploie ses ailes aux écailles presque liquides. Son regard s’est assombri, il est profond et vaste. La première créature sur laquelle il se pose ne peut qu’obéir à l’ordre prononcé d’une voix douce. Fourrure contre fourrure, l’étreinte mortelle et douce l’étouffe et l’empoisonne. Des viscères sont consumés et répandues. La chair, cuite au souffle, nourrit le corps. La peau, tannée par le feu et le poison, devient pagne fixé par les ossements travaillés en épingles ouvragées. Elle descend de la montagne. Le nouveau-né découvre d’un autre regard. Les fosses d’obsidienne enserrent une partie du pied de la montagne. Sur l’autre bord, un être est assis. Plus grand que la manticore, sa peau laiteuse est dépourvue de toute pilosité. Deux perles d’obscurité rencontrent les yeux de la chimère. Tandis qu’il se lève, deux immensités s’évaluent, se découvrent. Un pagne de fibres végétales habille le nouvel arrivant. Un Ankh ouvragé, aussi noir que la fosse, orne son torse. A pas lents il se dirige vers un surplomb rocheux tout en s’appuyant sur une canne d’ivoire au pommeau en tête de chacal. En quelques coups d’ailes, la manticore l’a rejoint.
- Vous étiez là depuis longtemps ?
- Juste assez pour vous voir revenir parmi nous.
- Et qu’est-ce qui vous à amené ici ?
- Un passage aux sources.
- Cela faisait longtemps ?
- Une éternité plus un jour.
- Racontez moi.